Tokyo

Mohini Geisweiller : « là-bas les mouvements du feuillage, l’écho d’une soirée ». Beaucoup de neige sur le balcon. La condensation du climatiseur sur la vitre dessine une araignée au ventre gras et pattes filaires qui coulent jusqu’en bas de la fenêtre.
La même climatisation fait remuer les rideaux noirs de la fenêtre qui donne sur le mur de l’Hôtel Beat. La neige a cessé de tomber mais elle tient bon dans le petit matin.

30 novembre 2017 : ai posé mes congés via l’Interface des Ressources Humaines. Réservé un vol pour Tokyo correspondance Amsterdam et un minuscule appartement au cœur de Shibuya. Balcon nain de luxe, couverture chauffante, mini-baignoire « allemande », dépouillement assuré. Le guide de voyage dit que « le quartier est le centre de la culture jeune, on s’y presse dans des tenues exubérantes, sur fond d’écrans géants ».

Je vise Tokyo pour un choc systémique. Personne n’échappe à la crise qui dure depuis des siècles, la surface arrondie du monde comme sillonnée de faucheuses automatiques, alors oui, le plan est un peu confus mais qui ne rêve pas d’une réinitialisation-système, restauration globale, mise à jour efficace ? Et puis, j’avais des RTT à solder.

Tokyo, plus grande métropole du Monde, me déconnecter, flinguer la boussole. Il risque de faire froid, je ferai bien d’acheter un duvet, je ne passerai pas mon temps dans les bars à filles, les temples bouddhiques et les tours High-Tech.

On verra s’il neige toujours sur la baie, sur la ville, on verra s’il gèle vraiment. Suffisamment en dessous de zéro, les circuits intégrés, les micro-processeurs, tout se déglingue.

J’habite un petit immeuble bas coincé entre trois Love Hotels au fond d’une impasse de Love Hotels. A part moi, ce petit immeuble bas est occupé par des jeunes femmes en  minijupes. Les murs sont davantage des cloisons que des murs, j’entends mes voisines pousser des petits cris toute la nuit. Parfois des femmes plus âgées leur amènent des plateaux repas qui ont l’air fameux et me donnent bien envie. Des soupes fumantes, pleines de nouilles et d’algues. Parfois je croise des types en costume qui viennent visiter mes voisines. Ils semblent plutôt pressés et globalement peu polis.

Le premier jour, j’ai ôté la pile de l’horloge murale. Le tic-tac emplissait l’espace à en devenir fou.  L’appartement est petit mais suffisant. Au fond, tout va bien. La ville est un peu trop vaste et on se demande vite où aller. Mais enfin, ça ne présente pas grand danger.

Dans le parc Meiji il y a le jardin de l’impératrice : je me suis accoudé à la balustrade du lac de pêche en bas de la maison du thé dont l’odeur emplit les allées sur des centaines de mètres. Là, de gros et majestueux poissons noirs aux imperceptibles mouvements sont venus frôler la surface et, j’en suis sûr, jeter un sympathique coup d’œil au Gaijin. Je leur ai demandé comment ça allait et ma foi, plusieurs sont venus faire des petites bulles significatives juste en dessous de moi, affleurant la surface. Ça avait l’air d’aller pour le mieux. C’était les mêmes poissons que sur la pochette de l’album du Yellow Emperor, je les reconnus tout de suite.

En ville, beaucoup de magasins ouverts 24/24. Enormes surfaces de cristaux liquides. Publicités en simultané à très fort volume. Je marchais en suivant des lignes droites et traçais des grands carrés et quelques obliques pour m’y retrouver puis je m’arrêtais manger des champignons au fromage et du poulet frit arrosés de bière au « 209 ». Délicieux. Deux filles en couple avec leur type me donnèrent chaleureux coups d’œil et longs sourires. J’avais manifestement plus de succès ici que chez moi. Le charme du Gaijin.

Quartier de Shinjuku : encore plus de néons et d’enfilade d’enseignes lumineuses. Des africains veulent m’embarquer dans des bars à hôtesses, je reste de longues minutes devant le restaurant-spectacle des robots. Je danse d’un pied sur l’autre dans le froid, puis je poursuis mon chemin. L’un des rabatteurs me dit « what’s up bro, what do you want? ». “Pas ce soir mon ami” je lui dis, “je cherche le métro”. Et le type m’a indiqué la route du métro. Le plus gentiment du monde.

Sur le chemin de la gare dans un bar à whisky, deux finlandais me disent que leur pays  compte très peu d’habitants, j’ai oublié combien mais c’était vraiment minime. Ils me disent où boire un verre en hauteur pour voir Tokyo à perte de vue. Le Tokyo Sky Tree. Ils ont raté le coucher de soleil du haut de la tour et me souhaitent d’y arriver. Je rentrais par le dernier train. Restais de longues minutes au croisement de Shibuya à fixer les lumières et les écrans et les mouvements de la foule et les véhicules. Des gens se filmaient, d’autres couraient dans tous les sens. C’était peut-être un peu fou et bon à la fois.

De retour à la maison je bois quelques verres. Redescends dans la ruelle acheter de l’eau minérale au distributeur. Remonte lire un peu. Redescends acheter un peu de bière et de chips au 7/7. Remonte. J’essaye d’écrire. Une heure, je finis par m’assommer assez pour m’endormir. J’ai encore un peu de décalage horaire dans les côtes.

4 AM: réveillé écrasé par la masse et plus du tout sommeil. Le bruit incessant des filles en talons comme un bruit de chevaux qui passent là, en bas de mes fenêtres.

6 AM: Kyoto or not Kyoto? Je sors manger un truc, à neuf heures trouver une poste pour retirer du cash. Il faut que je quitte Shibuya et Shinjuku. Je ne sais pas s’il y un endroit dans le monde avec autant de bars, de restaurants, de filles à vendre, de salles de jeux, de surfaces de cristaux liquides et de publicité.

Toutes ces ventes de masse, écœurant et fascinant comme un écran qui sature. Trop de néons, flashs, publicités et invitations au massage. Trop de bruit, aussi. J’habite au beau milieu des filles et elles poussent des petits cris toute la nuit. Un commerce à la tonne, un peu écœurant et fascinant. Un écran qui s’effondre sur lui-même, ses couleurs qui se retournent.

Sur le retour, j’ai vu deux trois types en costume, la cravate desserrée, qui en tenaient une sévère. Ils titubaient en se tenant aux murs, au bord de l’effondrement. Du très sérieux.

Hier la foule était dense et fluide, prise dans un beau mouvement. Tokyo ne dort jamais tout à fait. Je suis à sec. Pas d’inspiration, rien. Je n’ai pas trouvé ce que j’étais venu chercher. Et si j’étais venu recoller des morceaux d’identité et de désir alors je traine mon blues tout autour du monde, peu importe les endroits et les époques.

Aujourd’hui c’est samedi et c’est l’enfer. Beaucoup trop de monde dans tous les coins. Je sens mon zen subitement réduit à zéro. Ce samedi soir à Tokyo, les anglais et les américains que je croise, déjà souls, toujours souls, hurlent dans tous les espaces qu’ils pourrissent.

C’est un aspect des choses. Mais maintenant que j’ai quitté les bars et marché des heures dans la ville, je vais m’étaler sur ce tatami et m’enrouler dans cette gentille petite couette et dormir du sommeil du juste, et cet espace-temps, je n’en ai rien de bien particulier à dire. Même pas un petit haïku, non, rien du tout.

J’ai pris un billet pour Kyoto. Ce pays est si dense. Je devrais peut-être dessiner. Tracer des lignes, noircir des espaces, travailler la surface. Je suis peut-être venu ici pour synchroniser tout ça. Les choses ne se passent jamais comme prévu.

La nuit dernière j’ai rêvé de gorilles sanguinaires qui voulaient me couper la tête, des chevaux sauvages aux dents jaunes et épaisses passaient en visant la carotide des survivants.  On aurait dit du Cormac McCarthy pour la boucherie chevaline.

Au 52ème étage de la Tour Mori avec quelques bières et la Métropole qui git plus bas à 360 degrés. Un champ de vision si vaste qu’il me faut dix bonnes minutes pour voir que des lumières rouges clignotent au sommet des plus hautes tours. Au pied de l’édifice, des parois de verre laiteuses nous reflètent en demi-teinte comme des fantômes à demi effacés.

J’ai voyagé seul mais l’autre a parfois pris le contrôle. Il s’est trouvé lui aussi soumis à la saturation, à un bombardement intensif de lumières, sons, stimuli en tous genres. Une nuit que je fixais le plafond, j’ai beaucoup pensé à cette question du bombardement.

Des femmes en tailleur, ivres, sont étalées sur le sol. Les hommes leur tapotent négligemment l’épaule ou l’arrière du crâne. Ils semblent peu inquiets, à peine concernés. A force de ne pas dormir je me sens dériver un peu, je ne sais plus trop quand c’est moi ou c’est l’autre qui vit le truc ou qui pilote l’avion.

Ecumer les ruelles pour chercher un peu de chill, quoi de mieux à faire par les temps qui courent ? La bombe est encore présente dans les familles, qui plane encore au-dessus de l’avenir. Cette nuit Townes Van Zandt est mon ami. Il chante des blessures sous la peau, des contes sans âge. Demain je vais souffrir de trop d’alcool et de déshydratation et ce sera mérité. Tout l’amour que je porte n’y changera rien. Ça sera payé au prix fort, je le sais bien, c’est déjà signé. Dans quelques jours je prendrai l’avion et peut-être que j’ai simplement envie de rentrer chez moi. Tout cela reste très hypothétique, bien incertain.

A Kyoto d’abord une volée de plomb, la descente de Tokyo me tombe dessus et je souffre  dans un matin morose. J’ai dormi dans une maudite chambre qui donne sur une station-service, la climatisation produisait un bruit d’enfer sans rien chauffer. Des affichettes partout pour marteler les interdits d’un  foutu proprio parano.

Je quitte le frigo et marche sans fin dans Kyoto, j’ai une sale gueule de bois et c’est la désolation : le ciel blanc gris, le vent glacé, les rues vides, immeubles ignobles, gris et laids, temples froids, l’abominable zoo avec ces misérables bêtes cloitrées dans de minuscules cages. Pas très shinto. Autant de place pour les temples et si peu d’espace pour les vivants, bêtes comme  humains. Un dimanche glauque, proprement gelé.

Impression d’être en Chine, dans une lointaine zone industrielle. Ça ressemble à l’abandon. Des maisons en bois pourrissent sur pieds. Les cerisiers et la plupart des arbres n’ont plus aucune feuille : ils prennent l’espace comme des gisants, réseaux vasculaires calcifiés.

Envie de fuir mais nulle part où aller jusqu’au départ du train dans une dizaine d’heures. Marcher contre le froid et le vide. Accablé, je me demande pourquoi tout semble toujours devoir tourner à l’angoisse.

Les choses se passent rarement comme prévu. De retour à Tokyo, je n’arrive pas à dormir, il est cinq heures du matin, voyons les choses en face : ma mémoire tombe en lambeaux, mes capacités cognitives me fuient comme des petits bouts de coton. Une étoffe qui se désagrège.

Ecrire est contre l’oubli mais aussi témoigner de la prise de contrôle de la machine. La greffe interne, l’hybridation. C’est très douloureux. On ne se sent plus vraiment soi, on se voit amputé, plus trop à sa place dans un monde raté.

Tokyo ne dort jamais. De nombreux magasins, bars, clubs et commerces restent perpétuellement ouverts parce que beaucoup de tokyoïtes travaillent à toute heure. Je me suis mis malgré moi au diapason, je dors très peu et surtout, je me suis collé sur le créneau de la nuit. J’émerge en fin d’après-midi et enchaîne les nuits blanches. Des corbeaux croassent dehors et la climatisation ronronne. Le cours de ma pensée est bas, faible, je ne pense à peu près plus à rien. Je regarde la bouteille de whisky sans envie.

Cette fichue crève m’amène finalement beaucoup de zen, on n’est pas si mal allongé sur ce tatami loin de chez soi, seul et tranquille, avec un petit stock de temps à employer comme on veut.

En fixant le plafond on fait parfois de grandes découvertes. C’est l’effet « caisse de résonnance » : le regard porté vient buter sur la surface plane du plafond qui renvoie l’énergie reçue vers l’émetteur qui la renvoie au plafond, qui… Bref, la dite énergie se trouve prise dans une boucle qui décuple sa puissance à chaque passage, le circuit fermé multiplie l’effet accélérateur jusqu’à l’Euréka, l’épiphanie, la grande idée : Electric Land, je vais chercher quelques chose dont j’ignore tout dans le quartier geek, high-tech,  des bidules électroniques !

Ça ne s’appelle peut-être pas Electric Land mais je suis malade, je bouge en conséquence le moins possible. Je n’irai pas vérifier dans le guide de voyage. Je limite les efforts au maximum. L’immobilité ou du moins la quasi absence de mouvements me protège du froid et des frissons.

Alors ça ne s’appelle peut-être pas exactement comme ça mais ce jour-là, je suis allé à Electric Land arpenter des immeubles entiers de mangas, de films, de figurines en tous genres et d’innombrables affiches, posters, cartes à jouer… J’avais froid, transpirant au milieu de ces millions de figurines et d’images et de représentations d’idoles. Il y a un amour d’une incroyable intensité des japonais pour ces personnages déclinés à l’infini. A se demander si toutes ces petites créatures n’existent pas vraiment.

En sortant je me suis payé une excellente soupe ramen dans une petite gargote. On a tous besoin d’idoles, je me suis dit. Des Dieux, des saints, des prophètes, des leaders, des guides, des chefs, des gurus, des figurines, des posters de geishas de l’espace… Prudent et pragmatique, l’ami japonais ne met pas tous ses œufs dans le même panier.

De retour en haut du Tokyo Sky Tree, assis face au soleil qui disparaît derrière les montagnes et rougit les cieux : au fur et à mesure du temps, la baie devient de plus en plus sombre, comme un trou noir qui avale des milliards d’étoiles et tous les bateaux.

Parlant d’étoiles, en inventant la bombe nous avions seulement imité le Big-Bang, l’explosion originelle ? Je ne suis pas tellement au fait des avancées scientifiques, j’ignore si la théorie du Big-Bang est encore d’actualité.

On parle rarement du cosmos et de physique quantique à la TV ou dans les journaux. Peut-être est-ce un peu trop abstrait, peut-être que tout le monde s’en moque. En même temps, n’est pas Laurent Broomhead qui veut. A chaque fois que j’ai essayé de comprendre l’origine de l’univers et/ou l’espace-temps, j’ai senti comme un vertige interne, le risque de devenir dingue. L’abstraction n’est pas mon fort. Peut-être que c’est trop compliqué pour la plupart d’entre nous.

A Shibuya où je réside, le bombardement est surtout publicitaire. Des panneaux lumineux de toutes tailles se superposent les uns aux autres, jusqu’aux écrans démesurés de Shibuya Crossing.

On est bombardé de lumières et de sons, les écrans prennent l’espace pour l’inonder de slogans, de musiques à très fort volume. Cibles d’une stratégie commerciale qui vise à provoquer l’acte d’achat, l’engagement dans le marché. Invitation pleinement agressive.
Pour compenser la fatigue et la gêne occasionnées, des femmes aux longs manteaux noirs proposent des massages à fort potentiel détente. Un bombardement sexuel. Frappé par le bombardement au Japon, tu parles d’une inspiration.

Avec la fatigue, je me demande parfois si je ne suis pas un fantôme. Oui, je crois bien que c’est ça. Certains trucs ne sont pas normaux. Comme « le passager ». Entendre « le passager » est toujours un choc. « Sur le siège passager », ou « je suis le passager ». J’ignore pourquoi mais c’est comme ça.

En plus, j’ai l’impression de ne plus rien sentir, rien ressentir. Peut-être que je devrais m’y faire, simplement accepter le truc et me dire : Ok, je suis un fantôme. Après tout pourquoi pas. Ce n’est pas plus idiot que je suis député où je suis une call-girl.

Je me couche pété et rêve que Bernard Pivot me parle d’écrivains surréalistes qui sont devenus communistes ou d’extrême droite comme René Crevel ou Drieu de la Rochelle. Réveil à l’aube mais la baie de Tokyo edt noyée sous le brouillard alors je me rendors jusqu’à 11 heures.

Rencontré de bien chics types ce soir, dans un bar grand comme une boite à chaussure. Une grande chaussure, à peine plus. Hier j’écoutais « l’incroyable vérité » du haut de la tour. Ce soir je prends du bon temps avec June, japonais qui voyage dans le monde pour acheter de la pâte à papier, et Jason, écossais, écrivain venu skier avec ses amis.

Les deux barmaids sont parfaites aussi. Un fameux réalisateur de films japonais, barbu à l’air hippie, m’a longuement serré la main avant de s’enfoncer dans les ruelles enfumées. Ce quartier de petites ruelles rempli de bars-boites à chaussures mériterait d’y passer quelques années. Je devrai donc revenir au Japon. Revenir dans cette boite à chaussures, le « 60’s bar ». On y passe de la pop sixties japonaise tout à fait parfaite.

Quelque chose ne va pas et c’est parfait comme ça. Je suis allé aussi loin que je pouvais vers l’est. J’ai voulu réinitialiser le système au bout du monde et du temps. Rien n’est si définitif à nos échelles. Le virus est ancestral. Il nous suit comme un lien ontologique, une veine étirée. Un réseau en mutation. Mais c’est jouissif de chevaucher le truc, du petit matin au beau milieu de la nuit.

 

 

 

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