Parfois les choses s’emboitent parfaitement. Les palmiers ondulent dans le vent continu. Dîner avec des nouveaux venus dont certains seront des visages de bonne fortune. Image d’embranchements des échangeurs d’autoroutes de Los Angeles. Plutarque pensait au stress en barbotant dans la mer des caraïbes : « Terme exprimant à la fois l’agression subie par l’organisme et la réaction de ce dernier ». Faut que je travaille, surveille mon sac, quelle heure il est ? Souvenir de Roger le rasta et de Princess Erika. Hier au bar des gens hurlaient dissonants au karaoké, déchaînés, libérés, à cinq jours de la fête de l’abolition de l’esclavage dans un hôtel de tourisme pour blancs. Patrick le taxi en veut beaucoup à la France : « on est une pépinière pour eux, ils nous laissent sans rien ». Pour nous punir peut-être, le bar ferme à onze heures.
Plutarque brancha le transmetteur pour la note de synthèse : « Classe dirigeante sous stress permanent, émiettement des tâches, poids des responsabilités « à la fin tu décides toujours seul, plus t’as de pouvoir plus ça t’isole », références permanentes à la famille refuge, aux tutelles, aléas permanents en rotation aléatoire, comme un organisme qui se dilate et rétracte en fonction des pressions, du courant, gorgés d’adrénaline, des anguilles électriques, intelligents, sensitifs, peu manipulables. Bâtiment Bauhaus : médiathèque High-Tech, don du baron de la drogue dont équipes longent paillotes littoral et centre-ville en faisant rugir leurs motos, bandanas blancs sur la tête. Aucune trace de police. Repéré par jeune dans Hummer blanc croisé plusieurs fois à faible allure avec passagère bikini, lui tatouages dans le cou « Lorraine ». Taxis, échoppes, commerces, restaurants vérifiés. Rentré à pieds par la plage, bonne forme physique, suivi jusqu’à hôtel. Cible non détectable et peu probable sur site. Journée Off puis départ Sainte-Marthe ».
L’ultra luxe, c’est disposer d’un petit stock de temps devant soi. Ici et maintenant : vingt-quatre heures. A agencer. Extrait du tumulte, le poisson retourne à l’eau. Combien sont faits de la lave froide des passions tristes ? On les repère tout de suite avec leur bile aux lèvres. Combien sont de purs robots bardés de jouets pour adultes ? Leur vie est le supermarché. Si tout s’annule à la fin, tout est égal ? Peut-être que j’ai faim ou que je désire une bière. Décrire pour arriver à une neutralité dans cet après-midi, j’entends les oiseaux coucous et le chariot des femmes de chambre, découvre avec effroi « Tropique du capricorne », je ne savais vraiment rien, n’avais vraiment rien lu. Mon ignorance est totale et pourtant je m’en sors pas mal. On glisse à la surface des choses comme disait Lao-Tseu.
Vous sortez de l’hôtel et descendez la route sur un kilomètre puis c’est « La Caillebotte », restaurant ouvert sur deux terrasses au milieu des arbres, une douzaine de tables et si vous avez comme moi un peu de chance, la playlist envoie « In the Air tonight » à l’exact moment de ma première gorgée de bière. J’enlève mes baskets sous la table comme une petite vieille aux pieds congestionnés. Le patron me donne du « cher monsieur » quand il prend puis m’apporte la commande -du poulet yassa- et je me sens considéré car son sourire est franc, sa parole authentique, je sais qu’il ne triche pas.
La pluie se met à tomber sur la forêt, le toit et la cour et l’odeur de la pluie sur l’asphalte chaude a l’odeur de la pluie sur l’asphalte chaude dans tous les endroits du monde. Ma maigre envie de travailler se dilue dans la bière et la torpeur caribéenne, mon infaillible instinct m’a guidé pile sous le ventilateur, me voici propulsé véritable coq en pâte. Puis la pluie laisse place à un implacable soleil et la playlist tourne vinaigre mais ma réserve de zen ne peut être entamée, le poulet est délicieux et dans ma chambre un peu plus tôt je cherchais la neutralité et maintenant je suis tout exalté, j’ai envie de célébrer la vie dans chaque mot chaque phrase que j’écris : « Hmm quel merveilleux poulet yassa, merci petit poulet qui fut sacrifié pour moi, merci sacré(e) bon(ne) cuisinier(e) ! » mais au moment où je l’énonce mentalement surgit un coq entre le pick-up et le van utilitaire suivi par trois poules et le coq bat des ailes comme pour me dire bonjour ou peut-être qu’il a chaud ou qu’il drague juste les poules et je réalise soudain que je suis en train de manger du poulet sous son nez, quelle horreur ! Et je trouve ça délicieux et j’étais extatique ! Mon dégoût est total et je sue à grosses gouttes, le coq tourne les talons et disparait suivi de ses poules derrière les pissotières.